mercredi 4 juillet 2012

Les Raves se racontent au Présent 1.3

Épisode 1.3 : Je fonds


J'attends, sous les étoiles.
J'attends les pieds dans l'herbe ; le sol tremble.
Droit devant moi, au delà d'un sentier à l'herbe écrasée par les voitures, par delà un bosquet d'ajoncs, une brume infime plane au-dessus d'un étang dont la surface vibre.
Vers la droite, par-dessus les battements arythmiques, j'entends danser une guimbarde. Elle mêle son chant de ressort à une voix synthétique qui fluctue comme une flûte à piston.

J'aime cette musique.
Je connais !
C'est la musique que j'écoute... mais où ?
Sur le sentier, un peu à gauche, un couple attend aussi.
Vêtus de vert et de kaki...
Ce n'est pas la première fois que j'entends ce style musique !
Mais comment cela s'appelle-t-il ?
Le gars est chauve. Un visage mince, un tee-shirt vert camouflage trop grand pour lui annonçant « Je suis Écolo, je ne chasse que les Filles » et un pantalon marron dont l'entrejambe dépasse du tee-shirt.
Mes jambes commencent à danser d'elles-mêmes.
La fille est jolie, quoique maigre. De minuscules tresses blondes quadrillent son crâne autour d'une natte plus grosse. Elle arbore des bijoux plantés dans ses tempes derrière les yeux. Un anneau lui perce également la lèvre inférieure. Elle porte un gilet kaki et un pantalon de camouflage trop grand pour elle.

Ils ont les yeux rivés sur un chien.
A mi-chemin entre moi et le sentier, grand, gris, élancé, il monte la garde près d'une touffe d'herbe, la truffe pointée vers le couple.

Mais qu'est-ce que je fais là, moi ?

Je me retourne.
A deux pas derrière moi, une voiture grise est posée dans l'herbe.
Par les vitres, je distingue trois ombres à l'intérieur ; deux devant, une derrière.
Et ce son qui vient du sud !
Il m'enveloppe...
Il m'attire...
Irrésistiblement.

« Eh ! Pas bouger, toi ! »

C'est le chien qui a parlé !
D'une voix grave, un peu graveleuse, le clebs m'a dit « pas bouger ! », à moi !
Il pointe vers moi une hideuse double cicatrice qui entoure son œil gauche.

« Tu restes là, dit-il encore. »

Je ne bouge plus d'un pouce.
Le couple non plus.
Le gars au crâne rasé fixe le chien avec une expression de totale stupeur.
La fille a l'air à moitié dans les vapes. Elle pose une main sur l'épaule de son compagnon pour ne pas tomber.
Le chien les regarde et s'exclame :

« Quoi ? »

Pas de réponse.

« Pourquoi tu me regardes avec ces yeux de merlan frit, aboie le chien ? J'ai une tique sur le front, ou quoi ?
- N... non, réussit à balbutier Crâne Tondu. »

« Me réponds pas, effronté, aboie l'animal en se redressant sur ses pattes ! Ça parle pas, un chien ! »

L'autre fait un bond en arrière, entraînant presque sa copine avec lui.

Un ange passe.

« Toi, si ! Ose le gars.
- Non, je parle pas, répond le chien en se rasseyant !
- Mais...
- Je parle pas, c'est toi qui m'entends parler ; nuance ! »

Crâne Rasé hésite un instant, puis :

« C'est pareil !
- Tu crois ça ? »

Le chien lève la truffe et hume en direction du couple :
Il dit :

« Tu sais ce que je sens, à chaque fois que tu m'adresses la parole en attendant sincèrement une réponse ? »

Silence.
L'animal tend le cou vers eux.

« Je sens ta cervelle qui grille, poursuit-il d'un ton moqueur ! »

Il hume encore l'air, faisant des ronds avec sa truffe.

« Mmmmmmmhh ! De la bonne cervelle grillée ! Et juteuse, avec ça ; t'as même pas encore trouvé tes prods, t'as pas eu le temps de t'assécher encore.
- Je croyais que t'étais végétarien !
- Me parle pas, sinon, je te bouffe ! »

Apparemment, nous sommes pris en otage par un chien qui parle.
Je n'ai pas envie de me faire dévorer.
Je fais un pas sur le côté, en direction du son...

« Reste là, toi, s'exclame le chien ! »

Je ne bouge plus, je ne dis rien, mais je vois et j'entends parler un chien qui menace de dévorer les gens si on a le malheur de lui répondre.

Bom, bom, bom, bom, bom...

Ça cogne vers le sud... ça cogne dans mon crâne.
Il fait chaud !
Il fait nuit et j'ai l'impression d'être en plein Soleil.
La fille aussi a l'air de crever de chaud. Sa lèvre inférieure est en train de couler vers le sol, entraînée par le poids de l'anneau qui la tire vers le bas.
Son œil droit est remonté par rapport à l'autre.
Elle a le nez de travers.
Elle fond, doucement, inexorablement.
Son mec aussi.
L'inscription sur son tee-shirt ondule selon des vagues de plus en plus amples.

Qu'est-ce qui m'arrive ?

Je n'arrive pas à quitter le gars des yeux.
Il semble trouver de nouveaux plis au passage des vagues. Pendant un instant, il annonce : " Je suis con les filles ". Puis le texte repart dans de nouvelles ondulations, mélangeant les lettres de l'alphabet.

« Eh, m'interpelle le chien ! Ça va ? »

Il renifle vers moi, la truffe en l'air, puis :

« Je te sens transpirer d'ici, tu te sens bien ?
- Beuaarrheu pfffff...»

J'ai la nausée au bord des lèvres.
La voix du chien m'arrive comme dans une cathédrale. Pas tout à fait un écho, plus vraiment une réverbération, elle sonne à mi-chemin entre les deux.
Sa cicatrice est de plus en plus laide. Sa truffe est en train de couler vers le sol, la langue pendant presque à toucher par terre.
Derrière le couple, le bosquet d'ajoncs se liquéfie, lentement.
Laborieusement, j'articule :

« J'ai chaud ! Tout est en train de fondre !
- Assieds-toi, ordonne le chien. Ça ira mieux ! »

Je ne bouge pas... ou presque.
Je tangue.
Je cherche la musique... Il n'y a plus qu'une vibration discordante, mal rythmée.
Prudemment, j'articule :

« J'ai malade !
- Assis ! Aboie le chien ».

Je plie les genoux jusqu'au sol.

« Ca va mieux ?
- Heuhh, pffrôôô !
- Tu vas pas me faire un malaise, hein ? »

Les hautes herbes ondulent verticalement ! Plus que des vagues, elles font des rouleaux sur lesquels on pourrait presque surfer !
Même les constellations dans le ciel ne sont plus les mêmes.
Toutes les étoiles bougent.
Il n'y a plus d'étoiles ; il n'y a plus que des satellites artificiels qui dansent avec la lenteur d'une tortue !

« Respire un grand coup, lance le chien ! Ça va te faire du bien. »

Je prends une grande inspiration.

« Allez, souffle ! »

J'expire.
Les étoiles font doucement demi-tour.
Encore une inspiration...
Le décor commence à reprendre sa place.

« Ça va mieux ? »

La nausée s'est un peu estompée. Je sens une brise rafraîchir mon visage couvert de sueur.

« Un peu.
- Cool ! »

A nouveau, le silence.
La musique, les vibrations, l'herbe, l'étang, les étoiles...

Je-suis-écolo-je-ne-chasse-que-les-filles dit enfin, s'adressant au chien :

« Et alors, heu... comme ça, t'es végétarien ?
- Purée, mais c'est pas vrai, réagit l'animal ! Y'en a qui ont la tête dure ! Pose pas de questions à un chien, il te répondra pas ; ça parle pas ! »

Le couple échange un regard, apparemment indécis sur la conduite à tenir.
Le chien reprend :

« Évidemment, j'ai arrêté la viande. Continue tes conneries et bientôt, tu verras même parler les lapins ! Du coup, j'aurais trop peur de bouffer un pote !
- T'as bien raison, risque Crâne Tondu.
- Ouais, sauf que toi, t'es pas un pote.
»

Il renifle vers lui...

« Et ça m'étonnerait que tu le devienne. »

J'interviens :

« Mais alors, moi aussi, j'ai la cervelle qui grille ? »

Surpris, le chien se retourne :

« Non, non ! Heu... t'occupes, toi, tu rêves.
- ah ! »

Il s'ébroue comme pour chasser des puces, puis à l'intention du couple :

« Dans tout régime, il faut se permettre une incartade de temps en temps.
»

Il semble réfléchir un instant...
« Vous savez, reprend-il, on m'a dit de pas vous laisser passer ; on m'a pas dit de vous retenir ! »

Quelques secondes passent.

« Cassez-vous, aboie le chien ! »

Personne ne bouge.
L'animal se relève sur ses pattes :

« Allez ! Foutez le camp ! Votre son à vous il est par là, poursuit-il en pointant le museau vers le Nord. Allez vous dépouiller la gueule !
- Mais, on ira plus vite en caisse, s'exclame Crâne Rasé. »

Le chien fait un bond en avant.
Le décor a recommencé à fondre. Les étoiles tombent, lentement, inexorablement... J'ai l'estomac qui remonte.

Comment s'appelait-il, ce peintre ?

« C'est très sain, la marche à pied, s'écrie le chien en avançant pas àpas. Tu vas voir, je vais te faire courir, moi ! »

Le couple, lui, commence à reculer.

« C'est notre pote qui nous a amenés, s'insurge Crâne Tondu ! Comment on va rentrer, nous ? »

Salvador Dali !

« Tu fera du stop, répond le chien ! Allez, foutez le camp sinon je vous bouffe !
- On peut pas les laisser...
- Grrrrrrrrr ! »

Le peintre aux montre molles. Je ne vois aucune montre, mais le ciel, l'étang, l'herbe, les gens, le chien... tout est en train de couler comme dans ses toiles.
Le couple s'engage timidement sur le sentier, vers le Nord.

Le chien les suit.

Le chien aboie :

« Allez ! Va vanter ton fromage ailleurs ! Pas de publicités dans les rêves ! »

Le couple accélère.

Le chien aussi.
 
Alors le couple se met à courir, le chien à ses trousses...

Je vais vomir !

Je les vois disparaître dans une toile de maître où tout est fromage fondu, tout en sombrant dans l'inconscience...
 

 A suivre...
Eric Gélard

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