mardi 10 juillet 2012

L'Homme qui courait après sa Chance 1.2


 

Episode 1.2 : Raconte !


Ébouriffé, crasseux, couvert de loques...

Job balaie l'assemblée du regard.

Il est assis en tailleur au centre d'une clairière fleurie, devant un auditoire de lapins impatients de connaître ses mésaventures. Ils attendent, couchés en gradins, les oreilles allongées sur le dos pour la plupart.

Surgissant de sa barbe, une araignée court se réfugier dans la longue tignasse emmêlée de ses cheveux noirs.
« Eh bien, commence Job... »

Toutes les têtes se tendent en avant.

« Je ne sais pas trop par où commencer ! »

Une oreille blanche se lève, à l'avant de l'assemblée.

« Moi, moi, je sais, s'écrie un lapin blanc en sautant sur place ! »

C'est un véritable albinos. Son corps est minuscule, surtout comparé à ses oreilles immenses. Ses yeux rouges pétillent tandis que ses camarades se remettent à ruminer... chacun y va de son petit commentaire :

« Et voilà, soupire l'un !
- Y'a Bob qui se rallume, dit un autre !
- On n'est pas sortis du chapeau ! »

Peu à peu, le brouhaha se calme.
Vers le fond, une voix haut perchée dit encore :
« Que quelqu'un lui retire les piles ! »

Enfin, c'est à nouveau le silence.
Le lapin blanc a rentré la tête dans les épaules.
Il lance de furtifs coups d’œils autour de lui.

« Euh... oui, risque Job ? »

L'albinos relève la tête et dit :

« Essaie du début !
- Quoi ? »

L'animal hésite un instant, puis...

« T'as qu'à commencer du début !
- Ah ! »
Job le contemple encore quelques secondes... le lapin pas tout à fait ; son regard vise un peu à côté de lui.

L'homme reprend :

« Heu... merci !
- Pas de quoi !
- Bon alors, réagissent les autres ?
- On peut savoir ?
- On aimerait voir la séance !
- Remboursez ! »

Job laisse une fois de plus les lapins se calmer.

Enfin, posément, il commence :

« Voilà : j'étais charpentier et fils de charpentier, comme le Christ. Je construisais les plus belles maisons du pays. »

Tout-à-coup, une oreille blanche se lève :

« Excuse moi, mais...
- C'est pas vrai, s'excite l'assemblée !
- On saura jamais l'histoire !
- Enfermez-le dans une boîte, qu'il disparaisse ! »

L'albinos balaie les autres du regard...

« Désolé, lance-t-il ! Je m'excuse de vous demander pardon, mais... »

Il se tourne vers Job :

« C'est quoi, le Christ ? »

Un ange passe.

Un par un, les lapins se remettent à ruminer, plus calmement...

« C'est pas faux !
- C'est vrai, ça !
- C'est quoi, le Christ ? »

Désarçonné, Job reprend :

« Heu... eh bien... le Christ, c'est Jésus ; notre sauveur ! Le fils de Dieu !
- Oooohhhhhhh, s'émerveillent les lapins ! »

Vers le fond, un gros brun aux oreilles courtes se dresse sur son train arrière. Il demande en levant une patte :

« Donc Dieu, c'est un charpentier ?
- Non !... Enfin si, en quelque sorte, mais... Le charpentier c'est Joseph.
- C'est qui, Joseph, interroge un noir et blanc à poils longs au centre ?
- Joseph, c'est le père adoptif de Jésus.
- Donc Dieu est mort, réagit un gros noir dans le fond ?
- Non, non ! Bien sûr que non, Dieu n'est pas mort ! »

Un brouhaha monte dans l'assistance.

« Alors il a abandonné son fils, s'insurgent plusieurs d'entre eux ? »
- Mais non ! Euh... »

A présent les lapins murmurent entre eux.
Finalement le gris au premier rang s'avance et dit :

« Excuse-nous, on t'a pas posé la bonne question ! »

Il tend le cou vers Job, pour ruminer de ses moustaches blanches :

« C'est quoi, une maison ? »

Quelques secondes passent.
Enfin, Job reprend :

« Une maison, c'est un abri pour les humains comme moi. On les construit en bois ou en pierre.
- J'ai rien compris, se lamente l'albinos ! »

Au premier abord, ses immenses oreilles le font paraître adulte, mais il a une bouille vraiment jeune.

Il louche !

Derrière lui, un lapin blanc-crème se penche et zozote :

« C'est comme un terrier, mais posé sur la terre. Tu peux baisser tes oreilles, s'il te plaît ?
- Aaahhh !
- Et alors, poursuit le lapin gris, tu construisais les plus belles ?
- Les plus belles du Pays, reprend l'homme en écho. Les miennes étaient en bois. »

Tous les lapins sont à nouveau couchés dans l'herbe.
L’œil égaré dans ses souvenirs, Job soupire :

« Je les construisais par panneaux. »

Un ange passe encore. Enfin, l'homme regarde l'assistance :

« Jusque-là, on construisait en tunnel. On montait une charpente sur des fondations... »

Il balaie l'assemblée du regard...

« On fabriquait d'abord un squelette. Un squelette en bois, en forme de tunnel ; coupé en rectangle, mais avec un sommet pointu. On fixait des planches tout autour pour recouvrir la charpente, en ménageant des ouvertures. On recouvrait aussi l'intérieur pour faire des murs et se tenir au chaud. Ensuite, on couvrait le toit avec du chaume, de la tuile ou de l'ardoise. La forme des maisons restait classique ; rectangulaire.

Moi, je construisais d'abord les murs.

J'assemblais un coffrage par terre... le squelette d'un seul mur. Je le couvrais de planches sur deux couches ; volige et bardage, en laissant une porte ou une fenêtre à l'occasion. Ne restait plus qu'à lever la cloison et passer au mur suivant. A la fin seulement je couvrais l'intérieur.
Avec cette méthode, je pouvais donner huit côtés à une maison !

- Waaahhhhhh, s'émerveillent les lapins.
- Huit côtés à un terrier, rêve l'un !
- Ça doit être beau, fantasme un autre !
- Mon prochain, je le fais comme ça, décide un troisième !
- Non, s’extasie son voisin !?
- Ça alors, réalise un cinquième lapin !
- Nous aussi, on peut, terminent-ils tous en chœur ! »

A présent, tous les lapins se congratulent les uns-les-autres. Ils se serrent l'oreille, la tête penchée l'un vers l'autre, en se félicitant :

« Bravo, t'es un génie !
- Toi aussi ! »

Puis passent à l'autre voisin :

« Bravo !
- Belle performance !
- T'as vu ?
- Ouaich, nous aussi, on peut !
- Évidemment, pour construire, on creuse !
- Moi, mon terrier, il aura neuf côtés.
- Et moi douze ! »

Enfin, tous se tournent vers Job.

Au premier rang, le lapin gris allonge le cou :

« En fait, t'es un genre d'inventeur ? »

Job réfléchit un instant...

« Oui, mais j'ai juste inventé une façon de construire !
- Et tes maisons avaient huit côtés ?
- Pas forcément ! Je pouvais donner la forme que je voulais à une maison ! Un jour, un roi m'a commandé une tour pour sa fille.
- Il voulait la mettre en cage, demande l'albinos ?
- Non, c'était juste une mode. En ce temps là, il était de bon ton que les princesses attendent leur prince charmant cloîtrées en haut d'une tour, gardées par un dragon. »

Au premier rang, un tout petit lapin brun s'avance et risque:

« Un vrai dragon ?
- Non ! Enfin presque ! C'est comme-ça qu'on surnommait les gouvernantes. Quoique... »

Le regard de Job se perd à nouveau dans le vide...
Il balaie le premier rang des yeux...
Tous les plus jeunes lapins sont devant.
Enfin, il se décide :

« Dans le dernier pays que j'ai traversé, il y a une légende qui court ; celle d'une princesse qui attend, gardée par un vrai dragon. »

Tous les petits lapins au premier rang frémissent.

« Un gigantesque lézard volant, avec des dents et des griffes à vous déchiqueter toute une clairière de lapins en une seule assiettée mais... allez savoir... si ça se trouve, le surnom des anciennes gouvernantes a dégénéré en légende...
Pour la fille de ce roi, j'avais bâti une immense tour en bois. Elle s'élevait sur huit étages. Son rez-de-chaussée avait douze côtés. Le premier étage, onze ; Le deuxième, dix ; le troisième, neuf et ainsi de suite jusqu'à quatre au sommet. C'était une magnifique pièce montée.
- Et alors, demande l'albinos, les yeux écarquillés de travers ? »

Job laisse passer quelques instants, les bras levés devant lui.
On entend toujours souffler le feuillage des arbres tout autour.
Un bourdon vient voleter, lourdement, devant ses paumes ouvertes doigts en l'air.
En vrombissant, le gros insecte jaune et noir touche un annulaire, puis un index, passe à l'autre main ; renifle un pouce, un auriculaire et s'en va.

Tous les lapins ont les oreilles tendues en avant.

Enfin, Job se décide :

« Un tremblement de terre est passé. »

A suivre...

Eric Gélard

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