vendredi 6 juillet 2012

L'Homme qui courait après sa Chance 1.1


(Conte populaire)

Episode 1.1 : Sors de mon Auge !


Un nuage rampe sur le ciel.
Blanc, solitaire, il évolue comme une île ; son mouvement se distingue à peine.
Sur une toile d'un bleu immaculé, il dessine des portraits.
Un loup s'étire jusqu'à devenir un serpent... lentement... puis se tasse, se dote d'une carapace et se change en tortue.

Loin sous ses pattes, un homme rêvasse, allongé dans l'herbe.
Étendu sur le dos, les bras en croix... seul son visage bouge.
Son regard poursuit le nuage en coton au fil de ses métamorphoses.
C'est un regard noir ; ses yeux, ses cheveux, sa barbe, sa fureur... tout est noir.
Ses tempes frétillent au rythme des crispations de sa mâchoire.

Il est étendu sur un lit d'herbe mêlée de pâquerettes et de fleurs de pissenlits dont l'arôme sucré fait frétiller les moustaches.

Ses guenilles en lambeaux bruns font tache au milieu de la clairière en fleur.

Depuis les arbres, tout autour, l'herbe se met à frémir.
Elle trace des sillons vers l'homme étendu dans l'herbe. Asynchrones, les trajectoires traversent des par-terres de boutons d'or, s'arrêtent, repartent et se rapprochent de lui.
L'homme est sale, la plante de ses pieds couverte d'une semelle calleuse, les jambes écartées... L'herbe frétille entre ses pieds.
Il reste immobile.
Quelque-chose passe entre ses genoux...
Tout autour de lui, des paires d'oreilles se déplient dans l'herbe.
L'une après l'autre.
Grises, blanches, noires... il y en a de toutes les non-couleur.

Tout à coup, une boule de poils jaillit de l'herbe entre les cuisses de l'homme.
Elle atterrit sur son ventre... ou plutôt, elle disparaît dedans.
Seules dépassent ses grandes oreilles.
L'homme a eu juste un bref sursaut du torse et des jambes.
Doucement, il lève la tête vers ces nouveaux appendices qui jaillissent de sa poitrine.
Longues, grises, l'intérieur molletonné de fourrure blanche... ce sont bien des oreilles.

De toutes petites pattes blanches viennent se poser sur les premières côtes de l'homme.
Les oreilles montent ; une tête se hisse...
Un oeil tout noir se plonge dans son regard.
« Ça, dit l'animal d'une voix accélérée, c'est ce qui s'appelle avoir le ventre creux ! »

Il parle en ruminant à toute vitesse.
On ne voit que son museau et ses moustaches qui frétillent dans une touffe de poils blancs.
L'homme repose la nuque par-terre.

D'une poussée sur ses pattes avant, le lapin saute sur la poitrine de l'homme.

« Salut, lance-t-il ! »

Pas de réponse.
Là haut, le nuage dans le ciel est presque au zénith. La carapace de tortue est en train de fondre. Des oreilles de lapin poussent lentement sur sa tête.
« Eh ! Je te parle, insiste l'animal ! »

L'homme relève doucement, la tête :

« Laisse moi ; t'existes pas !
- Sympa, réagit l'animal en penchant la tête sur le côté ! »

Sans quitter l'homme des yeux, ils s'écrie :

« Eh, les mecs ! Vous savez la nouvelle ? J'existe pas ! »
Tout autour, des têtes de lapins surgissent des hautes herbes et des bouquets de pâquerettes.
Des bouilles aux oreilles plus ou moins grandes, grises, noires, brunes...
Ils ruminent dans leurs moustaches de leur petites voix accélérées :

« Ça alors...
- Quelle impudence !
- C'est pas permis d'être rongé à ce point là !
- Coupons-lui les oreilles ! »

Plusieurs d'entre eux se rapprochent.
Un gros mâle noir tend une patte en avant et scande :
« On va te caresser le pompon, tu vas voir ! »

L'homme reporte son attention vers le premier lapin sur sa poitrine.

« Qu'est-ce qui se passe, là ?
- C'est marrant, répond l'animal ; j'allais te poser la même question ! »

L'homme réfléchit un instant, puis :

« Comment ça ? »

Le lapin se penche jusqu'à lui toucher le nez du museau.
D'une halène chargée de nectar de fleurs, l'animal souffle :
« Qu'est-ce que tu fous allongé dans notre assiette ?
- Réponds, sinon, on change de régime, menace l'un des autres lapins. »

L'homme balaie la clairière des yeux. Des dizaines de lapins s'approchent, sortant des bois alentours.
Les défiant du regard, il s'écrie :

« Allez-y ! »

La forêt répercute son cri dans un écho ténu.

« Ça tombe bien, j'attends la Mort. »

Un ange passe.
Là haut, le nuage a dépassé le zénith ; il nage droit vers le Soleil.
L'homme s'écrie :

« Allez-y ! Qu'est-ce que vous attendez ? Bouffez-moi ! Dépêchez-vous, avant que le magasin ferme ! Vous avez vu ? La boucherie est en liquidation totale ! »

A nouveau ; l'écho, puis le silence... ou presque.
Autour de la clairière, les arbres soufflent leur chant ; le vent se lève.
On entend bourdonner les moustiques, mouches et autres insectes volants. Un gros bourdon s'approche, semble décider qu'il n'y a rien à voir et s'en va.
Une tourterelle risque un roucoulement, au loin.

Le lapin gris se relève. Il prend une grande inspiration, retiens l'air un instant, puis :
« OK, dit-il en expirant ! On est partis de la mauvaise patte. »

Il jette un coup d’œil vers ses camarades, puis :

« Écoute, heu... tu sais quoi ? On recommence : Salut ! Moi, c'est Bob.
- Moi aussi, réagit l'un des autres !
- Moi pareil, je m'appelle Bob, s'exclame un troisième ! »

Soudain tous les lapins chantent en cœur :

« On s'appelle tous Bob ! »

Au bout de quelques secondes, l'homme répond :
« Moi, c'est Job !
- C'est joli, Job, répondent les lapins dans un parfait ensemble !
- Merci.
- Et alors, heu, reprend le premier, qu'est-ce que tu fous dans notre assiette ? Mes co-lapins et moi sommes absolument contrits de te déranger dans ta sieste, mais puisqu'elle promet d'être infinie, on aimerait régler la question maintenant ; t'es en train de pourrir nos fleurs !
- Oh, réagit l'homme en se redressant sur un coude. »

Le lapin se laisse glisser dans l'herbe.

« Désolé, s'excuse Job ! Je savais pas !
- Quoi, s'étonne le lapin en s'époussetant ! »

Un petit nuage de poussière s'échappe de sa fourrure. Il reprend :

« Tu savais pas que les lapins aiment les fleurs ou t'as oublié à quel point tu pues ? »

Levant le bras l'homme renifle sous son aisselle. L'animal continue :

« Tu t'es roulé où, pour être sale à ce point là ? T'as ruiné tout un par-terre ! »
Le lapin inspecte les fleurs écrasées, derrière Job...

« C'est les jardinières qui vont être contentes !
- Les jardinières !?
- Les jardinières, les butineuses, tu les entends pas bourdonner autour de toi ? »

L'homme balaie à nouveau la clairière du regard.
Tout autour, de leur danse expressive, des abeilles échangent quelque secrets entre elles,. De ci, de là, un gros bourdon déambule de fleur en fleur.

« J'ai marché, répond Job dans un soupir. Longtemps. »

Ramenant ses pieds nus sous lui, il s'assoit en tailleur face au lapin. Ses jambes traînent les lambeaux de ce qui fut un pantalon, encore accrochés comme des franches à un bermuda. Les restes d'une vieille chemise pendent par-dessus ses épaules.
« J'ai visité bien des lieux. »

Assis sur son arrière-train, le lapin lui demande :

« C'est bien joli, tout ça, mais pourquoi tu marches ? »

L'homme réfléchit un instant, puis répond :
« Je fuis.
- Tu fuis quoi ?
- La malchance. »
Les autres lapins se sont rapprochés. Ils sont en train de s’asseoir à leur tour, derrière le premier.
L'un après l'autre, des plus petits devant aux plus grandes oreilles dans le fond ; un auditoire se compose.

« Vas-y, l'encourage le premier en se couchant à son tour ! Raconte ! Ici, on aime bien les histoires ! »

 
A suivre...

Eric Gélard

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